Développement d’un jumeau numérique en forge

Jumeau numérique opération de forgeage.

Jumeau numérique opération de forgeage.

La méthodologie du jumeau numérique est appréhendée pour une opération de forgeage dans le cadre d’une thèse au Laboratoire de Mise en Forme des Matériaux (LaMFM). Ces travaux en cours permettront de mieux piloter l’opération de mise en forme en gérant l’énergie.

Contexte

Depuis plusieurs années, les processus de fabrication sont progressivement automatisés pour améliorer leur répétabilité et leur reproductibilité. Parallèlement, des optimisations sont apportées afin d’améliorer la robustesse des procédés et pour limiter l’impact des variabilités des paramètres du processus sur la qualité finale de la pièce. Sur des petites séries, comme cela est le cas dans le secteur aéronautique par exemple, cette démarche d’automatisation et d’amélioration de la robustesse n’est pas nécessairement rentable. En effet, même si les gammes sont rigoureusement préparées en bureau des méthodes, la production reste majoritairement tributaire du savoir-faire des opérateurs. Pourtant, les accréditations qualité comme NADCAP (National Aerospace and Defense Contractors Accreditation Program) demandent à tracer le respect des procédures. Or cette demande de traçage qualité est peu compatible avec un processus où les prises de décision de l’opérateur jouent un rôle majeur.

Ces dernières années, avec l’apparition des concepts de l’usine du futur (tels que la personnalisation de masse, la robotisation des procédés, l’acquisition et le traitement d’un grand nombre d’informations, le développement des jumeaux numériques, etc.), l’enjeu est de pouvoir apporter de la flexibilité et de la robustesse particulièrement adaptées à la petite série. Dans ce contexte, le Laboratoire de Conception – Fabrication – Commande (LCFC) à Metz, avec son partenaire le CETIM, dans le cadre du laboratoire commun, le Laboratoire de Mise en Forme des Matériaux (LaMFM) ont, entre autres, pour préoccupation d’industrialiser ces concepts dans les entreprises de forge et de mise en forme de la matière. Dans ce cadre, un projet de thèse sur la création d’un jumeau numérique pour le pilotage d’une opération de forgeage en énergie a démarré en octobre 2021.

Problématique

Figure 1 Le cœur d'un procédé de forgeage.
Figure 1 Le cœur d’un procédé de forgeage.

L’industrialisation et l’optimisation d’un procédé implique la connaissance de ses phénomènes multiphysiques. Dans le cas d’une opération de forge, les dimensions des pièces finales et leurs tolérances sont spécifiées sur le dessin de définition. Pour atteindre les dimensions spécifiées en forgeage, on utilise généralement des cales qui servent de butée à l’outillage. Cette méthode est robuste mais elle n’est pas assez flexible. Dans notre cas d’étude, l’approche va donc consister à chercher à obtenir les dimensions spécifiées par le pilotage de l’énergie fournie par la presse. Les dimensions finales des pièces sont conditionnées par les éléments constitutifs du processus, typiquement : la machine et son pilotage, les outillages et la matière première (Figure 1).

Figure 2 - Les variables de conception et les variables du procédé.
Figure 2 – Les variables de conception et les variables du procédé.
Figure 3 - Les valeurs nominales et les valeurs réelles - conditions opératoires.
Figure 3 – Les valeurs nominales et les valeurs réelles – conditions opératoires.

Ces éléments constitutifs du processus peuvent être définis à l’aide de différentes variables. Parmi ces variables, il y en a certaines qui sont définies lors des phases de conception du processus (type de presse, type de matrice, matériau de la matrice, …) et qu’on ne peut pas facilement changer, tandis que d’autres sont définies pour un cas de fabrication spécifique et peuvent facilement être modifiées au cours du procédé (température des composants, charge à appliquer, géométrie du lopin, etc.) (Figure 2). Ces dernières sont appelées variables du procédé. La définition de ces variables de procédé est faite en bureau de méthodes, souvent à l’aide des outils de simulation numérique. Ces outils permettent de prédire assez fidèlement la mise en forme des matériaux. Cependant, un modèle numérique en éléments finis se fait, généralement, aux conditions nominales du processus et n’intègre pas les variabilités du procédé. Un exemple des variabilités du procédé peut concerner les dimensions initiales d’un lopin de forgeage (Figure 3).

Dans le cas d’opérations de forgeage réalisées par des machines de forge pilotées en énergie (comme les presses à vis ou les marteaux pilons), la qualité dimensionnelle et métallurgique de la pièce obtenue est généralement sensible à ces variabilités du procédé.

L’enjeu du jumeau numérique

Pour agir sur le pilotage du processus afin de garantir la qualité finale de la pièce, le développement d’un jumeau numérique est envisagé. Un jumeau numérique d’un système physique est un ensemble de modèles adaptatifs qui vont émuler le comportement du système physique dans un environnement virtuel. Le jumeau numérique va recevoir des données mesurées en temps réel du système physique pour se mettre à jour tout au long de son cycle de vie [1]. Les données d’entrée sont prises à l’aide de capteurs et sont envoyées au jumeau numérique pour refléter et prévoir les activités de son jumeau physique correspondant [2]. Le jumeau numérique est pensé pour donner accès à une fabrication prédictive, réactive, et fidèle (Figure 4).

Les modèles du jumeau numérique

Figure 4 - Représentation visuelle d’un jumeau numérique pour la fabrication prédictive.
Figure 4 – Représentation visuelle d’un jumeau numérique pour la fabrication prédictive.

Le concept de jumeau numérique ne se limite pas aux modèles, mais ceux-ci constituent néanmoins la base de son fonctionnement. Cependant, il est important de souligner qu’un jumeau numérique sans sa contrepartie physique et les échanges qu’ils peuvent avoir ensemble n’est qu’un modèle [3].

Les modèles qui composent un jumeau numérique peuvent être de deux natures : des modèles basés sur la physique et des modèles réduits. Les modèles basés sur la physique prennent en compte des phénomènes thermiques, mécaniques, électriques, etc. Ce type de modèles donne un haut degré de fidélité mais en contrepartie, leur temps de calcul est souvent grand. Les modèles réduits, quant-à-eux, simplifient les modèles complexes en étudiant seulement les effets dominants [4]. Ces modèles peuvent être analytiques ou axés sur les données. Ces derniers sont, généralement appelés modèles de substitution (régression polynomiale, krigeage, réseaux de neurones, etc.) [5]. L’intérêt de ces modèles, contrairement aux modèles basés sur la physique, est leur rapidité une fois qu’ils sont mis en place.

Dans le cadre des jumeaux numériques, quelle que soit la nature des modèles utilisés, ils doivent produire des résultats directement équivalents à une quantité mesurée, de sorte que leurs processus de mise à jour soient pilotés par les données [3]. Si un de ces modèles ne reçoit pas de données mesurées pour se mettre à jour, le jumeau numérique devient un jumeau virtuel [6].

Les limites de la simulation numérique

Pour les opérations de forgeage, on a la possibilité d’utiliser des simulations numériques. Ces simulations sont prédictives (si le comportement et les lois du processus sont bien identifiés), cependant, elles ont deux inconvénients majeurs lors de leur intégration dans un jumeau numérique. Tout d’abord, un manque de réactivité car le temps de calcul, souvent grand, ne permet pas d’agir en temps réel lors de la fabrication. Ensuite, le manque de fidélité. En effet, ces simulations sont principalement faites en bureau de méthodes, avec des valeurs nominales des variables du procédé (côtes géométriques, températures, etc.) et ne prennent pas en compte les variabilités du procédé. Cela implique un écart entre l’opération réelle et l’opération nominale simulée.

Pour faire face à ces difficultés, l’utilisation des modèles de substitution, axés sur les données, peut être envisagée.

L’avantage potentiel d’un jumeau numérique

Calé en temps réel sur le processus de fabrication physique, le jumeau numérique d’une opération de forgeage permettrait de faire évoluer les paramètres du processus pour atteindre une qualité finale de la pièce (dimensions et tolérances). De plus, le jumeau numérique, doté des modèles adéquats de matériaux et de l’opération de mise en forme, permettrait d’accéder à des caractéristiques non mesurables au cours du processus comme la température interne du lopin, les vitesses de déformation, le taux de déformation équivalente, etc. Cela aidera à évaluer la qualité de la pièce (suivi du chemin thermomécanique) sans avoir à procéder à des essais destructifs.

Les verrous scientifiques d’un jumeau numérique

Dans le cas présent de l’utilisation d’un jumeau numérique en forgeage, les défis scientifiques à relever sont liés à la fidélité, la prédictibilité et à la réactivité.

  • La fidélité du jumeau numérique : quelles informations recueillir et comment les traiter pour que le modèle reflète précisément la réalité et non pas une opération aux conditions nominales ?
  • La prédictibilité du jumeau numérique : quels modèles utiliser ou développer pour que le jumeau puisse nous renseigner sur des données non mesurées et qu’il permette d’anticiper les étapes du processus de mise en forme à venir ?
  • La réactivité : quelles stratégies de traitement de l’information développer pour garantir une exploitation des résultats au cours du processus de fabrication ?

Conclusion et perspectives

L’objectif du projet est la création d’un jumeau numérique dans le cadre de la mise en forme de matériaux massifs avec une presse à vis. Le défi à révéler est l’obtention d’un jumeau numérique fidèle à la réalité, prédictible et réactif. Il permettra mieux maîtriser la qualité dimensionnelle et métallurgique des pièces forgées lors de la fabrication. Ce jumeau pourra être appliqué à différentes opérations de forgeage. Dans un premier temps, la compression uni-axiale, étant un cas simple, sera traité. Cela permettra de faire un démonstrateur sur la plateforme de mise en forme (VULCAIN) et de mettre en place une méthodologie générale de développement. Après, le but sera d’aller vers des processus plus industriels comme l’estampage avec ou sans préparation, ou l’étirage en forgeage libre (Figure 5).

Figure 5 - Cas d'étude proposée pour le jumeau numérique en forge.
Figure 5 – Cas d’étude proposée pour le jumeau numérique en forge.

La méthodologie de création d’un jumeau numérique pour le forgeage et ses différents cas d’application font l’objet des travaux en cours et ne pourront donc être présentés en détail qu’une fois le projet abouti.

Remerciements

Nous tenons à exprimer nos sincères remerciements au CETIM pour son soutien financier à ce projet de recherche. En particulier Valérie SULIS pour son suivi du projet et ses conseils. Nous remercions également Francisco CHINESTA, professeur des universités dans le Laboratoire Procédés et Ingénierie en Mécanique et Matériaux (PIMM) pour sa contribution à ce projet grâce à son expertise dans la réduction dimensionnelle et les jumeaux numériques. Enfin, nous tenons à remercier Sébastien BURGUN et Alexandre FENDLER pour leur soutien technique lors des différents tests réalisés.

Article paru initialement dans la revue forge et fonderie (06/2022, pp. 8-12). Co-auteurs : David URIBE (LCFC, ENSAM Campus de Metz), Régis BIGOT (Arts et Métiers, Campus de Metz), Camille DURAND (Arts et métiers, Campus de Metz), Pierre KRUMPIPE (Cetim St Etienne). Contact LCFC, Cyrille BAUDOUIN – cyrille.baudouin@ensam.eu

Bibliographie

[1] Semeraro C, Lezoche M, Panetto H, Dassisti M. Digital twin paradigm: A systematic literature review. Computers in Industry. mai 2021;130:103469.

[2] Digital Twin: Definition & Value – An AIAA and AIA Position Paper [Internet]. Aerospace Industries Association. 2020 [cité 20 avril 2022]. Disponible sur: https://www.aia-aerospace.org/report/digital-twin-paper/

[3] Wright, Louise, et Stuart Davidson. « How to Tell the Difference between a Model and a Digital Twin ». Advanced Modeling and Simulation in Engineering Sciences 7, no 1 (décembre 2020): 13. https://doi.org/10.1186/s40323-020-00147-4.

[4] KULP, Bill. « What Is a Reduced Order Model and Its Role in Product Development? | Ansys ». Ansys, 18 octobre 2019. https://www.ansys.com/blog/what-is-a-reducedorder-model-response-surface-model.

[5] Benner, Peter, Stefano Grivet-Talocia, Alfio Quarteroni, Gianluigi Rozza, Wil Schilders, et Luís Miguel Silveira, éd. System- and Data-Driven Methods and Algorithms. Vol. 1. De Gruyter, 2021. https://doi.org/10.1515/9783110498967.

[6] Chinesta, Francisco, Elías G. CUETO, Emmanuelle Abisset-Chavanne, Jean Louis DUVAL, et Fouad El KHALDI. « Virtual, Digital and Hybrid Twins: A New Paradigm in Data-Based Engineering and Engineered Data ». Archives of Computational Methods in Engineering, 2019. https://doi.org/10.1007/s11831-018-9301-4

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *