
Les changements de paradigmes en métallurgie.
Les paradigmes en métallurgie (et dans les sciences de la matière) ont de tout temps structuré les connaissances techniques en les encadrant dans une pensée scientifique (ou préscientifique dans le passé). Ces paradigmes ont orienté les réflexions pendant plusieurs siècles. Cet article retrace les différentes représentations des métaux au cours des âges et les interrogations récentes sur la structure de la matière ou les nouvelles méthodologies d’études (Data Driven).
Qu’est-ce qu’un paradigme ?
Un paradigme se définit en général comme un système de représentation du monde, une manière de voir les choses, une croyance partagée par le plus grand nombre et qui est donc souvent difficile à remettre en question. Les révolutions techniques et scientifiques entraînent des changements de paradigme qui exigent du temps pour pénétrer une communauté car le nouveau modèle proposé doit vaincre les obstacles et être assez robuste pour remettre en cause le précédent. En métallurgie, comme dans d’autres sciences et techniques, au cours des siècles, différents paradigmes ont existé successivement (et quelquefois en parallèle). Il y eu ainsi des paradigmes préscientifiques (les quatre éléments d’Aristote, la pierre philosophale, la phlogistique, …) puis des paradigmes scientifiques (tableau de Mendeleïev, représentation de l’atome, …).
Les quatre éléments primordiaux de la philosophie d’Aristote

Aristote (384-322 av. J.-C.), est le philosophe grec de l’Antiquité parmi sans doute les plus influents que le monde ait connu. Il aura une influence majeure sur le monde occidental et musulman pendant près de quinze siècles. Il s’intéressa à de très nombreux sujets (philosophie, cosmologie, biologie, …) mais également au monde physique (la matière). En particulier, il développa et popularisa le concept des quatre éléments (la terre, l’eau, l’air et le feu) dont serait composée, selon lui, toute substance. Les métaux en particulier ont longtemps été considérés comme composés de terre et d’eau.
Ainsi, Agricola, dans sa bible de la métallurgie « De Re Metallica », publiée en 1556, reste encore enfermé dans le carcan du paradigme terre-eau-air et feu, ce qui l’empêche d’arriver à la notion de corps simples (fer, cuivre, …). Cependant, la pensée scientifique d’Aristote, après avoir atteint un très grand rayonnement, fut remise en question à partir du XVIIème siècle avec la percée de l’astronomie scientifique (Galilée puis Newton) qui discrédita le géocentrisme (la terre au centre du système solaire) d’Aristote. Les divers paradigmes aristotéliciens, dont les fameux « quatre éléments », reculèrent alors profondément.
Les métaux, reflets des 7 planètes du système solaire et des signes astrologiques

Les anciens connaissaient sept métaux : l’or, l’argent, le cuivre, le plomb, l’étain, le mercure et le fer. Ce nombre de 7 semblait être corrélé avec les 7 planètes (alors connues) du système solaire et les astrologues filèrent la métaphore et les correspondances douteuses. C’est ainsi qu’à chaque métal était attribué son jumeau céleste dont il héritait des propriétés supposées et en particulier la couleur, seule particularité facilement objectivable à l’époque. L’or correspondait ainsi au soleil tandis que l’argent était relié à la lune, le mercure à … Mercure, le cuivre à Vénus, le fer à Mars (couleur rouille) et le plomb à Saturne.
Chaque métal était également en correspondance avec un signe zodiacal, avec une pierre précieuse, et dans certains cas avec un organe du corps humain, créant ainsi un système complet d’explication du monde. Ce paradigme mêlant corps humain, substance du monde d’en bas (les métaux) et substances du monde d’en haut (les planètes, le zodiaque) paraissait ainsi constituer un tout cohérent à même d’assurer une explicabilité globale. Ainsi, Tycho Brahe, en 1588, rappelle les correspondances : « Les sept planètes dans le ciel sont ce que sont les sept métaux dans la terre et ce que sont dans l’homme les sept organes principaux… Le Soleil et la Lune correspondent aux deux métaux les plus nobles, l’or et l’argent, et aux deux organes principaux, le cœur et le cerveau ; Jupiter et Vénus correspondent à l’étain et au cuivre, au foie et aux reins…, Mercure correspond au mercure terrestre ou vif-argent, et au poumon.»
Le paradigme de la pierre philosophale des alchimistes

La pierre philosophale avait, selon les alchimistes, 3 vertus : changer les métaux vils en métaux précieux (comme l’argent ou l’or), guérir les maladies et enfin prolonger la vie humaine au-delà de ses bornes naturelles. La possibilité de transmuter de vils métaux en or se basait sur l’idée de la fécondité des mines. On pensait en effet que les filons et les minerais se transformaient et croissaient comme les végétaux. Les alchimistes recherchaient le moyen d’accélérer le processus de formation et de croissance de l’or au sein de la terre par une semence, la pierre philosophale. Le philosophe des sciences Gaston Bachelard a consacré plusieurs passages dans son œuvre à la recherche alchimique, la considérant comme un obstacle à l’esprit scientifique.
La phlogistique, le fluide « chaleur »
Vers 1650 est apparu la théorie de la phlogistique (d’après le grec « phlogistos » inflammable) qui affirmait que la chaleur était constituée d’un fluide. La perte de masse résultant d’une combustion était attribuée au départ du phlogistique, une substance incolore, inodore, impondérable, qui serait dégagée en brûlant. Une fois brûlée, la substance «déphlogistifiée » apparaîtrait sous sa vraie forme. Mais quantité d’expériences ont mis en évidence de nombreux problèmes, notamment le fait que des métaux, comme le magnésium, gagnaient de la masse en brûlant, bien qu’ils aient dû perdre des phlogistons. La théorie des phlogistons est restée dominante jusqu’à ce qu’Antoine Lavoisier montre que la combustion nécessite la présence d’oxygène. Il sera le premier en 1780 à infirmer la théorie de la phlogistique, et établira avec Laplace, que la chaleur n’est pas un fluide, mais le résultat de l’agitation de ce que les savants appellent déjà des molécules.
Les tentatives de classification des éléments avant Mendeleïev

Le tableau périodique des éléments, dit tableau de Mendeleïev (première version en 1869), représente tous les éléments chimiques, ordonnés par numéro atomique croissant et organisés en fonction de leur configuration électronique, laquelle sous-tend et permet de prédire leurs propriétés physiques et chimiques. Avant d’arriver au tableau de Mendeleïev, plusieurs tentatives eurent lieu pour classer de manière scientifique les éléments chimiques. Ainsi le français Lavoisier en 1789 publia un tableau récapitulatif des « substances » considérées à son époque comme des éléments chimiques simples, en prenant soin d’établir une équivalence avec le vocabulaire hérité des alchimistes afin d’éliminer toute ambiguïté. Dans sa classification 17 métaux sont cités antimoine, argent, arsenic, bismuth, cobalt, cuivre, étain, fer, manganèse, mercure, molybdène, nickel, or, platine, plomb, tungstène et zinc.
Cependant, dans le tableau de Lavoisier, la lumière et le feu sont encore cités comme éléments chimiques, preuve de la persistance des anciens paradigmes. Le premier à remarquer la périodicité des propriétés chimiques des éléments fut le géologue français Alexandre-Émile Béguyer de Chancourtois lorsqu’il classa en 1862 les éléments chimiques alors connus en fonction de leur masse atomique. Il normalisa la masse atomique de tous les éléments en prenant celle de l’oxygène égale à 16, et, considérant que « les propriétés des éléments sont les propriétés des nombres, » organisa les éléments chimiques en spirale sur un cylindre divisé en seize parties, de telle sorte que les éléments aux propriétés similaires apparaissent l’un au-dessus de l’autre.
L’explicabilité du tableau de Mendeleïev

En fonction de leurs propriétés physiques et chimiques générales, les éléments du Tableau de Mendeleïev peuvent être classés en métaux, métalloïdes et non-métaux. Tout d’abord, les métaux sont généralement des solides brillants très conducteurs susceptibles de former des alliages avec d’autres métaux ainsi que des composés ioniques avec des non-métaux.
Ensuite, les non-métaux sont des isolants souvent gazeux susceptibles de former des composés covalents avec d’autres non-métaux et des composés ioniques avec des métaux. Enfin, les métalloïdes présentent des propriétés intermédiaires entre métaux et non-métaux, et sont situés, dans le tableau, entre ces deux catégories d’éléments.
La cristallographie et les réseaux cristallins

A la fin du XVIII siècle, se développe la cristallographie à partir de l’observation des formes géométriques des cristaux naturels, et leur capacité à se cliver selon des plans lisses respectant ces symétries. Reprenant l’idée de classification des êtres vivants, on commence à rechercher et classer les minéraux (Jean-Baptiste Romé de L’Isle, minéralogiste français, 1772). L’abbé René-Just Haüy (cristallographe français), en 1781, suppose que la forme des cristaux reflète la symétrie d’une « brique élémentaire », le cristal étant un assemblage de ces briques. Le concept des 14 réseaux de Bravais (1850) et des différents types de maille (CC pour Cubique Centré, CFC pour Cubique Face Centré, …, HC pour Hexagonal compact) a permis une représentation des alliages sous forme de cristaux d’une géométrie bien définie.
Le modèle atomique

La découverte de l’atome (1911 Rutherford, Marsden et Geiger) et plus tard de ses constituants (proton, électron, neutron) a permis de franchir encore un pas dans l’explicabilité des phénomènes. Les propriétés des nuages électroniques des atomes (taille, énergie d’ionisation, conductivité électrique, valence, …) qui relèvent de la chimie et de la science des matériaux permettent d’expliquer le comportement des atomes entre eux (liaisons chimiques). On comprendra plus tard que le proton n’est pas une particule élémentaire mais une particule composite formée de trois particules liées par des gluons, deux quarks up et un quark down, ce qui en fait un baryon selon le modèle standard actuel de la physique des particules.
La métallurgie numérique
Alors que la métallurgie est restée pendant très longtemps expérimentale, le calcul et la simulation numérique prennent une place de plus en plus présente de nos jours. Les diagrammes TTT et TRC ont ainsi permis de mieux comprendre et prédire le comportement des alliages. Plus récemment, les logiciels de thermodynamiques en résolvant les équations de Gibbs ont amenés une dimension supplémentaire à la simulation numérique en métallurgie. La mécanique quantique a ouvert la voie aux méthodologies ab-initio. Il s’agit de maîtriser l’élaboration de matériaux métalliques, voire prédire leurs propriétés physico-chimiques macroscopiques à partir des interactions à l’échelle atomique. Les simulations ab-initio sont une nouvelle branche de la physique des matériaux. On parle désormais de métallurgie numérique pour décrire les différentes méthodes de calcul et de prédiction du comportement en fonction de la composition chimique et du process de transformation.
Le paradigme des familles d’alliages
En métallurgie, on a longtemps raisonné en termes de familles d’alliages en distinguant les alliages ferreux des alliages non ferreux. Puis, poursuivant ce travail méthodique, on a nommé les alliages en fonction de l’élément majoritaire. On distingue ainsi les alliages d’aluminium, de magnésium, …, de zinc, de cuivre ou à base fer (acier, fonte). Un alliage d’aluminium est ainsi composé d’aluminium, d’éléments d’alliages (Si, Cu, Mg, Mn, Ti, …) et d’impuretés (Fe, …). Si ce formalisme normalisé est indispensable industriellement, il peut être néanmoins limitant pour l’innovation en créant un cadre (« paradigme ») rigide dans la conception de nouveaux alliages. Assez récemment, les alliages à haute entropie (HEA pour High Entropy Alloy) ont en quelque sorte cassé ce paradigme en admettant une composition d’alliage où aucun élément n’est majoritaire, mais où 5 éléments sont à égalité de composition. Les CCA (Complex Compositional Alloy) généralisent ce concept en admettant un nombre d’éléments d’alliage quelconque, souvent nombreux et en forte proportion. On peut véritablement parler d’un changement de paradigme de définition d’un alliage qui rompt avec le passé et généralise le concept.
Vers une métallurgie « Data-Driven » ?

Dans un article précurseur « The end of Theory : The Data Deluge Makes The Scientific Method Obsolete », et un brin provocateur, Chris Andesron en 2008 prédisait que le Big Data allait rendre obsolète la science traditionnelle et les modèles physiques (« We can stop looking for models »). Plus récemment, dans une publication de 2016, Agraval et Choudhary distinguent, quant à eux, 4 périodes dans l’histoire de la science des métaux : une période ou la science est exclusivement empirique (jusque vers 1600), ensuite une période où des lois de comportement ont commencés à être établis, puis une période où la simulation du comportement se développe (1950) et enfin une époque récente (depuis 2000) durant laquelle l’approche Data-Driven (utilisation des données expérimentales pour réaliser du Machine Learning) vient unifier les 3 autres approches (empirique, lois de comportement, simulation).
La matière sombre
Pour terminer, éloignons nous quelques instant de la métallurgie, tout en restant dans la problématique de la matière. On a longtemps cru que la matière traditionnelle dite baryonique -formalisée dans le tableau de Mendeleïev et complété peu à peu avec des matériaux à faible durée de vie- constituait tout la matière existante de l’Univers. Depuis la fin des années 70, on sait que la matière baryonique ne représenterait que 27 % de la masse des galaxies et qu’il existe très probablement une matière sombre ou noire qui explique les vitesses de rotation des galaxies et leur stabilité. La matière sombre serait, d’après la communauté scientifique, non visible, n’interagirait pas (ou que très faiblement) avec la matière baryonique, mais aurait un effet gravitationnel mesurable. La matière sombre constituerait en particulier un halo autour des galaxies. De nombreuses hypothèses (WIMP ou particules supermassives, …) ont été émis sur la nature de la matière sombre, sans qu’aucune ne soit confirmée à ce jour. Certains scientifiques doutent même de l’existence de la matière sombre, la considèrent comme un artefact, et proposent de nouvelles théories (MOND pour Modified Newton Dynamics) pour expliquer le mouvement des galaxies.
Des paradigmes liés au développement durable
On l’a compris, les paradigmes autour des métaux ont fortement évolués au cours du temps et continueront probablement à le faire en lien avec les nouvelles problématiques de développement durable. En effet, jusque dans les années 1970, moins de 20 métaux étaient utilisés dans l’industrie. Depuis les années 2000, par suite du développement très important des produits électroniques, des technologies de l’information et de la communication ou de l’aéronautique, …, la demande en nouveaux métaux high-tech a explosé. Aujourd’hui, près de 60 métaux sont utilisés. Avec l’augmentation de la demande en métaux, l’importance croissante des problématiques environnementales ou l’épuisement possible de certains minerais vers la fin du siècle, de nouveaux paradigmes commencent à émerger (taux de recyclabilité, ACV par métal, matière stratégique, disponibilité, …) et affecteront très probablement la manière dont les matériaux métalliques seront appréhendés.