La Tour Eiffel, construite à l’occasion de l’Exposition Universelle de 1889, présente plusieurs caractéristiques majeures : emblème de Paris, restée longtemps plus haute structure au monde, structure métallique en fer puddlé rivetée et enfin utilisation des calculs de résistance des matériaux pour assurer sa tenue. Cet article fait le point sur les aspects technique de la tour de 300 mètres.
La Tour Eiffel en quelques chiffres
La tour Eiffel est une tour de fer puddlé de 324 mètres de hauteur. Construite en deux ans par Gustave Eiffel, ses collaborateurs et 250 ouvriers pour l’Exposition universelle de Paris de 1889, et initialement nommée « tour de 300 mètres », elle est devenue le symbole de la capitale française et un site touristique de premier plan (6 millions de visiteurs/an). La Tour Eiffel pèse environ 10 100 tonnes dont 7 300 tonnes pour la charpente métallique.
Le contexte créatif et industriel de la belle époque
Entre 1870 et la Première Guerre mondiale, l’Europe connaît une vague d’innovation exceptionnelle faisant suite à un siècle de poussée technologique. Cette frénésie créative, perceptible par les contemporains de l’époque, est considérée comme un tournant historique important dont l’ampleur rappelle les bouleversements observés à la Renaissance. C’est l’époque de la foi dans le progrès, l’âge d’or des expositions universelles, de l’entrepreneuriat populaire. Dans ce contexte de prospérité économique, la France et Paris jouent un rôle particulier (que viendront bientôt ruiner les deux guerres mondiales). Cette période d’expansion dans un climat d’insouciance, qui sera plus tard qualifiée de Belle Époque, est un tournant décisif vers la modernité. La Tour Eiffel s’inscrit, comme de nombreuses innovations, dans ce contexte historique où rien ne semblait impossible et ou les limites semblaient sans cesse dépassables. Les expositions universelles de 1889 et de 1900, qui accueillent respectivement 28 et 53 millions de visiteurs en quelques mois, sont sans doute les plus emblématiques de la Belle Époque. Elles représentent la vitrine technologique et industrielle des pays participants.
Les constructions d’Eiffel avant la tour
Avant de s’attaquer au chantier de la tour, l’ingénieur Eiffel et son bureau d’études étaient déjà connus pour avoir à leur actif la construction de nombreux ponts et ouvrages métalliques dont le fameux viaduc de Garabit (vallée de la Dordogne), défi technologique (le pont le plus haut du monde) qui mobilisa 1000 ouvriers pendant 4 ans et fut inauguré en grande pompe en 1884. Si la tour Eiffel fut un projet de très grande ampleur par rapport à un pont, les principes de base des ouvrages métalliques étaient déjà maitrisés. Eiffel du cependant résoudre de nombreux problèmes techniques, ce qui explique le retard pris par le chantier (plus d’un an).
Le fer puddlé
Le puddlage est un ancien procédé d’affinage de la fonte, inventé en 1784 (Henry Cort) consistant à la décarburer dans un four à réverbère à l’aide de scories oxydantes. Le mot puddlage vient du verbe anglais to puddle qui signifie « brasser ». La fonte est chauffée à très haute température dans un four à réverbère. Le puddleur, l’ouvrier chargé de l’opération, active la réaction en brassant cette fonte à l’aide d’un long crochet appelé « ringard ». Une fois suffisamment affinée, la loupe est extraite du four, pour être cinglée par martelage, puis est forgée ou laminée en barres. Le fer puddlé de la tour Eiffel a été produit dans les forges et aciéries Dupont et Fould de Pompey, en Lorraine.
Le fer puddlé a souvent une structure hétérogène, lié à une alternance de scories et d’oxydes au milieu de fer presque pur. Ainsi, l’allongement d’une structure puddlée pouvait varier d’un facteur 3 entre la direction de laminage et le sens transverse au laminage et le Rm et le Rp0.2 sont très dispersés. Ainsi le Rp0.2 du fer puddlé varie de 170 à 300 MPa contre 240 à 280 pour le fer doux de l’époque. De plus, le fer puddlé est difficilement soudable. Il peut avoir dans certains cas un comportement fragile et il est sensible à la corrosion à cause des plans d’inclusions.
Pourquoi le fer puddlé et non pas l’acier ?
On peut s’interroger sur le choix du fer puddlé alors que l’acier était déjà connu à l’époque. Eiffel avait bien conscience de la supériorité technique de l’acier, même si ce matériau avait alors des caractéristiques loin de celles des nuances d’aujourd’hui. En 1888, Gustave Eiffel précise ainsi que «La fabrication de l’acier est très délicate, et ce n’est que ces dernières années qu’on est arrivé à produire un métal dont on soit absolument sûr et qui réponde parfaitement aux qualités spéciales que l’on exige de lui. Il y a une tendance, de jour en jour plus marquée, à remplacer dans les constructions le fer par l’acier [ ] On peut, je crois, dire sans se tromper que l’acier est le métal de l’avenir. ». On peut penser que le faible recul et les difficultés de maitrise techniques ont conduit à écarter l’acier au profit d’une solution moins innovante mais plus mature qu’était le fer puddlé. Les premières « règles de charges » (caractéristiques mécaniques) des aciers doux seront publiées en 1891, soit peu après l’inauguration de la Tour Eiffel et dès 1913, le fer puddlé disparaitra de ces règles de charge, ce qui montre que son utilisation tendait déjà à disparaitre. En 1914, le fer puddlé ne représentait plus en France que 300 000 t/an contre 3 millions de tonnes d’acier/an.
L’utilisation des calculs de RDM
Les premiers ponts métalliques (Angleterre, France, Etats-Unis) en fonte puis en fer dans les années 1840 ont été dimensionnés uniquement par l’expérience en multipliant les renforts et en resserrant le maillage des treillis métalliques. La science de la résistance des matériaux s’est développée et a permis, du temps d’Eiffel, de calculer la tenue mécanique de chaque pièce. Cela a permis de limiter le nombre de pièces nécessaires, de les dimensionner au plus juste et d’alléger ainsi la structure. En particulier, les treillis ne sont plus formés que par des croix de Saint-André ou même par de simples diagonales. Sans la RDM, la Tour Eiffel aurait été beaucoup plus massive et encombrée de supports et de renforts inutiles.
Les ateliers Eiffel pour des éléments préfabriqués
Dans les ateliers d’Eiffel, une vingtaine d’ingénieurs et une trentaine de dessinateurs réalisèrent plus de 5 000 dessins et plans techniques qui permirent à quelques centaines d’ouvriers d’assembler les différentes pièces métalliques dans les ateliers de Levallois Perret (à l’ouest de Paris), dès juin 1887. Le secret de la rapidité du montage de la Tour Eiffel (en 22 mois), c’est la préfabrication intégrale des 12 000 pièces de la Tour dans les ateliers d’Eiffel à Levallois-Perret, déjà amorcée pendant la construction des fondations. Toutes les pièces y sont calculées, dessinées, coupées, percées, préassemblées par des rivets puis acheminées par éléments de 5 mètres environ sur le site et renvoyées à l’atelier si elles présentent un défaut. Sur le site, les 250 ouvriers, encadrés par une équipe de vétérans des grands viaducs métalliques d’Eiffell, s’occupent du montage. Les assemblages sont d’abord réalisés sur place par des boulons provisoires, remplacés au fur et à mesure par des rivets posés à chaud. Un tiers seulement des 2 500 000 rivets que comprend la Tour ont été directement posés sur le site, le reste a été posé à Levallois Perret.
L’assemblage par rivets de la structure
A la même époque, aux Etats-Unis, les ponts métalliques étaient assemblés par des axes et des boulons articulés. Cette technique était très productive et nécessitait peu de personnel. Cependant, avec les jeux qui apparaissaient en fonctionnement, des ruptures de boulons se produisaient, entrainant souvent la ruine de tout l’assemblage métallique. En Europe et en France, on préférait l’assemblage par rivets posés à chaud. Bien que nécessitant une main d’œuvre plus importante et plus pointue techniquement, les rivets amenaient une très bonne adhérence entre les pièces assemblées. Quatre hommes étaient nécessaires à la pose d’un rivet : celui qui le chauffait, celui qui le maintenait en position, celui qui formait la tête et celui qui l’écrasait à l’aide d’une masse. Eiffel avait ainsi constaté que « lorsqu’un pont rivé vient à être renversé par une force extérieure, l’eau ou le vent, ce ne sont jamais les attaches et les joints qui cèdent, mais les parties des pièces en dehors des assemblages ». Les rivets de la Tour Eiffel ont été fournis par une entreprise parisienne (Letroyeur et Bouvard). Les rivets vont plus tard disparaitre avec l’invention des assemblages soudés.
Les caissons étanches à l’air comprimé
Afin de construire les fondations des piliers de la Tour Eiffel coté Seine, et aménager les fosses de 7 mètres de profondeur (en dessous du niveau de la Seine), Eiffel a utilisé des caissons métalliques étanches (procédé Triger) où de l’air comprimé était injectée pour chasser l’eau de la zone à combler et réaliser la maçonnerie de soutien. Cette technologie était déjà largement utilisée pour la construction de ponts métalliques.
Le réglage des piliers par presse hydraulique
Afin de positionner dans l’espace de manière précise les 4 piliers et pouvoir les relier aux poutrelles horizontales du premier étage, l’atelier de Gustave Eiffel a utilisé l’emploi combiné de presses hydrauliques de 800 tonnes et de boites à sable qui ont permis de déplacer de quelques centimètres chacun des piliers et de régler précisément leur position dans l’espace.
Les enjeux scientifiques de la Tour Eiffel
La Tour Eiffel ayant été commandée spécifiquement pour l’Exposition Universelle de 1890, elle devait être détruite au bout de 20 ans et faisait l’objet de nombreuses critiques et polémiques de la part de ses contemporains qui publièrent une « Protestation contre la Tour de M. Eiffel » (signée par Alexandre Dumas fils, Guy de Maupassant, Charles Gounod, Leconte de Lisle ou Sully Prudhomme …). Gustave Eiffel a vite compris que pour éviter son démantèlement après l’Exposition, il fallait lui trouver un intérêt autre que celui de simple sujet de curiosité à une époque où le tourisme de masse n’existait pas encore. Il a donc multiplié les contacts avec les milieux scientifiques pour lui trouver un intérêt réel (ou supposé) et un usage en météorologie, astronomie, physiologie, transmission de signaux, observations militaires, …
La protection contre la corrosion
Depuis le début, Eiffel a eu conscience que la corrosion était l’une des plus grandes menaces pour la pérennité de la structure métallique. Dans son livre « La Tour de trois cents mètres », il écrit ainsi « On ne saurait trop se pénétrer du principe que la peinture est l’élément essentiel de la conservation d’un ouvrage métallique et que les soins qui y sont apportés sont la seule garantie de sa durée ». Le fer puddlé, pendant la construction, est ainsi recouvert d’une peinture au minium (oxyde de plomb), d’une couche d’huile de lin et enfin d’une couche vernissée de ton brun-rouge. Depuis, la peinture (sans plomb) est refaite tous les 10 ans (entre le sol et le premier étage) et tous les 5 ans entre le premier étage et le sommet. Une préparation mécanique (de type discage) est d’abord réalisée afin d’éliminer les écailles et mettre a nu le métal avant l’opération de peinture proprement dite. Les parties basses de la structure sont agressées par la pollution (voiture) et les déjections des pigeons tandis que les étages supérieurs souffrent davantage du chocs thermique (jour/nuit) et de l’impact de la foudre (partie haute).
Un atelier de forge en plein Paris
Le journaliste Émile Goudeau visitant le chantier au début de 1889 en décrit ainsi le spectacle. « Une épaisse fumée de goudron et de houille prenait à la gorge, tandis qu’un bruit de ferraille rugissant sous le marteau nous assourdissait. On boulonnait encore par là ; des ouvriers, perchés sur une assise de quelques centimètres, frappaient à tour de rôle de leur massue en fer sur rivets ; on eût dit des forgerons tranquillement occupés à rythmer des mesures sur une enclume, dans quelque forge de village ; seulement ceux-ci ne tapaient point de haut en bas, verticalement, mais horizontalement, et comme à chaque coup des étincelles partaient en gerbes, ces hommes noirs, grandis par la perspective du plein ciel, avaient l’air de faucher des éclairs dans les nuées. »
Conclusions
La tour Eiffel, au-delà d’être un emblème de Paris, fut pour son époque un challenge technologique qui mobilisa les innovations majeures de l’époque (fer puddlé, calcul de RDM, …). Elle a perduré jusqu’à notre époque en faisant l’objet de maintenance et de réparations régulières (peinture, modernisation, …).
Bonjour,
Merci pour votre article passionnant qui nous replonge dans la belle époque.
J’avais juste une petite rectification à faire : le magnifique et imposant viaduc de Gabarit ne se trouve pas dans la vallée de la Dordogne mais dans le Cantal où il surplombe les gorges de la Truyère.
J’encourage les vacanciers qui empruntent l’A75, à faire un petit crochet pour visiter ce bel ouvrage, niché au cœur d’une nature toute aussi belle.
Bonjour Paul et merci d’avoir apprécié cet article comme vous dites « connoté belle époque ». Merci de votre rectification sur la localisation du viaduc de Garabit. Comme quoi il y a des lecteurs qui suivent…
Merci pour cette excellente étude technique qui nous rapproche plus de ce monument universel qu’est la Tour Eiffel.
Permettez-moi de vous signaler qu’il manque à cette étude, l’origine du fer.
Sur les 7.300 tonnes de fer, quel est le pourcentage de fer des mines du Zaccar (Miliana -Algérie) ?
Bonjour Smaïl et merci de votre intérêt pour notre article de MetalBlog sur la structure en fer puddlé de la tour Eiffel. Bien compris votre question, mais l’origine de Zaccar du fer utilisé semble bien être une légende et la totalité du fer viendrait de Lorraine. En effet, à cette époque, tout l’Est et le Nord de la France étaient couvert de mines de fer, charbon et minerais divers.